En toute légalité » ROMY

Memphis galopait à un rythme stable et assuré. Il ressentait chaque tressaillement, chaque frisson qui parcouraient sa peau. Ses poils brillaient à cause du voile de sueur qui les recouvraient et ses crins, tressés et ornés de rubans pourpre, ondulaient avec douceur et sensualité. Les vibrations des sabots battant le sol remontaient jusqu'à lui et il fermait les yeux, savourant chaque seconde. Il se sentait bien, là-haut. Intouchable, immortel. Ces instants, qui n'appartenaient qu'à lui, étaient réellement tout ce qu'il possédait et il savait apprécier la moindre petite seconde passée aux côtés de sa jument. Pourtant, il sentit subitement le sol se dérober sous ses pieds. Et la chute, inévitable et interminable. Il ouvrit les yeux avec une extrême lenteur. Plongée dans le noir, sa chambre avait un aspect très apaisant. Il resta un long moment immobile, à fixer le plafond. Dehors, une voiture passa, projetant la lueur de ses phares contre le mur, éclairant un court instant le lieu. Il se redressa vaguement et entreprit de se lever pour aller boire. Mais à peine eût-il posé le pied au sol qu'une douleur fulgurante le prit à la cheville et le cloua sur place, l'épaule appuyée contre le mur, debout à côté de son lit, en équilibre sur un pied seulement. Il serra les dents, insulta la terre entière et alla en sautillant jusqu'à la salle de bain. Il accompagna son verre d'eau d'anti-douleur avant de retourner s'asseoir sur son lit, le temps que cela passe.

Chaque nuit, c'était la même routine. Une crampe ou une mauvaise position finissait par le réveiller et il était bon pour ne plus se rendormir avant deux, voire trois bonnes heures. Roderick profita de cet instant pour jeter un coup d'œil sur son portable. 04H54 seulement. Un appel manqué de son ex et un second de son père. Rien de bien important. Il reposa le smartphone sans même prendre la peine de répondre. Deux mois qu'il se trouvait à High River et deux mois qu'il refusait obstinément de prendre contact avec sa famille. Cette pensée lui serra la gorge et, sans trop réfléchir, il enfila un jean et un sweat noir. Lorsque son malaise était trop fort, une seule personne pouvait réussir à le consoler. Enfin, il l'on pouvait appeler cela une personne. Dehors, il y avait beaucoup de vent, mais pas de pluie à l'horizon. Rien d'autres que des nuages et de rares étoiles. Il fit glisser la capuche sur ses cheveux en bataille et opta après une longue hésitation pour la moto. La douleur s'était endormie, aussi ne risquait-il plus rien à ce niveau-là. Le seul risque qu'il encourait était éventuellement celui de se faire renverser par un conducteur qui ne l'aurait pas vu, mais peu de chance : personne ne prenait plus la route à cette heure, il était encore trop tôt. Il démarra et prit la direction du ranch, sans même prendre la peine de mettre un casque.

Lorsqu'il arriva aux abords de Heartland, Roderick coupa le moteur et laissa sa moto dans le bas côté, planquée entre deux buissons. Inutile de réveiller tout le monde, il ne devait même pas être autorisé à venir dans le coin. Il fit le reste de la route à pied, les mains dans les poches et les yeux légèrement levé vers le ciel. Il n'y a pas à dire, cela faisait un bien fou de voir les étoiles. Bientôt, les premiers rayons du soleil pointeraient le bout de leur nez. Il finit par atteindre son objectif et enjamba agilement la clôture du domaine. Tout était éteint ou presque, ce qui donnait au lieu toute la tranquillité et le calme qui lui faisait défaut en journée. Il se dirigea vers les écuries, le pas léger et le cœur battant. Il n'avait pas le droit d'être là. Il n'aurait jamais dû être là. Mais il en avait envie et, plus que ça, il en avait véritablement besoin. Il savait que l'une des portes de l'écurie était moins bien fixée, et il n'eût qu'à la soulever légèrement pour permettre son ouverture. Tout juste de quoi se faufiler à l'intérieur. Il referma derrière lui ou, du moins, poussa la porte. Il progressa ensuite en silence et dans l'obscurité sans trop de difficultés. Il savait exactement dans quel box il allait.

Les chevaux respiraient calmement et, déjà, leur présence l'apaisait. S'il veillait à ne pas réveiller Tyler ou Jack, il commençait néanmoins à se détendre. Et tous ses soucis s'envolèrent lorsqu'il arriva devant le box de Memphis. Un sourire fendit même ses lèvres lorsqu'il la vit relever avec délicatesse la tête. Il lui susurra des mots doux et entra dans le box en veillant à ne pas faire grincer la porte. Son premier réflexe fût de venir caresser du bout des doigts son chanfrein. Il sortit de sa poche un morceau de sucre et le lui donna, savourant son souffle chaud dans la paume de sa main. Il s'avança davantage encore et colla son front contre la tête massive de la jument. Il n'avait qu'une envie, saisir un licol et partir avec elle, peu importe la destination. Mais Roderick avait un travail désormais. Un emploi qui lui permettait de rester près d'elle malgré ce qu'ils avaient traversé. Bien sûr, il ne montait plus, surtout pas en présence d'autres personnes, et bon nombre de personnes se demandaient s'il n'avait jamais su monter, un jour, ou si le cheval n'était qu'un caprice de gamin gâté. Mais de tout ça, il s'en moquait. Il se laissa glisser au sol et s'assit à terre, contre l'antérieur gauche de la jument. Il la regardait somnoler, songeant qu'il était temps pour lui de rentrer, au moins le temps de prendre un café avant de revenir pour travailler. Après d'interminables minutes, il sortit en toute discrétion du box, puis de l'écurie, capuche toujours solidement vissée sur le crâne.

Pourtant, dès qu'il fit quelques pas dans la cour, il se sentit observé et ce mauvais pressentiment le fit s'arrêter net. Il se mit à chercher du regard : mauvaise idée, cela lui donnait un air coupable qu'il n'arborait pourtant pas.

© Hanae sur City of Pub ◄.

Bien que faibles, il distinguait très aisément des bruits de pas sur le gravier et sentait les battements de son cœur s'accélérer tandis que ces derniers s'approchaient. Une injure s'étouffa au fond de sa gorge. Deux possibilités alors : soit il s'agissait d'un rôdeur et il lui faudrait le mettre en fuite. Soit, il s'agissait d'un Fleming ou d'une personne familière au ranch. Mais dans un cas comme dans l'autre, il devrait se justifier de sa présence en ce lieu. Et c'était justement l'étape qui lui tordait les boyaux. Quant à l'option de prendre la fuite : hors de question. Il n'était pas un lâche et, de toute façon, il aurait été bien incapable de courir sur une longue distance. Les pas étaient néanmoins assurés et il ne tarda pas à deviner leur origine. Il tourna, anxieux, le regard vers la silhouette qui s'approchait, mais soupira presque de soulagement. Étant donné la petite taille, il ne pouvait s'agir ni de Jack, ni de Tyler, ni que qui que ce soit d'autre en vérité. Mais que pourrait-il dire à Amy pour se justifier ? Il finit par se tourner intégralement vers la nouvelle venue et resta immobile, la regardant approcher et finalement venir se planter devant lui avec cet air assuré d'un patron mécontent de son employeur. Un simple « Amy. » en guise de salut et il se mura, comme à sa désagréable habitude, dans le silence.

Cette situation ne plaisait pas à Roderick. Malgré tous ses efforts, il n'arrivait pas à digérer le fait qu'une enfant de quinze ans lui donne des ordres et soit au-dessus de lui au niveau hiérarchique. Ce n'était pas une histoire de sexe, avoir une femme comme patron ne l'aurait pas dérangé. Mais une gamine, ça, cela le faisait grimacer. Il soutint son regard, la tête baissée vers elle pour la dévisager. Que faisait-il là, en pleine nuit ? Excellente question. Mais il ne se voyait pas lui répondre quelque chose comme « je prends l'air » ou « j'avais besoin de voir ma jument ». En fait, il ne se voyait pas du tout être honnête avec elle. C'était un sujet trop délicat et trop sensible pour en parler à cette jeune fille qu'il connaissait à peine. Mais que dire, quel mensonge répondre ? Il se devait de trouver quelque chose et vite, car son silence commençait presque à devenir suspect. « Je n'arrivais pas à dormir. » Souffla-t-il à voix basse, faisant glisser d'une main la capuche de son crâne, dévoilant pleinement son visage. « Donc je suis venu voir si tout allait bien. » Son visage assez inexpressif ne laissait rien deviner. Mentait-il ? Disait-il la vérité ? Il semblait sincère et en même temps, il était évident que cette excuse était mauvaise ou, du moins, qu'en petite partie vraie. Il ne la laissa pas reprendre cependant et fronça les sourcils, ce qui donnait à son visage un air menaçant, glacial, sans qu'il le veuille vraiment.

« Et toi alors ? Tu es inconsciente ou quoi ? » Il croisa les bras à son tour. Courber l'échine devant le patron, soit, mais bon sang, cette jeune fille de quinze ans devrait faire attention, tout de même ! « Tu aurais fait quoi, si j'avais été un voleur pris sur le fait ? » La question méritait en effet d'être soulevée. Qu'aurait-elle fait du haut de son mètre, quoi, soixante à tout casser ? Elle n'avait rien de menaçant, ni même de dangereux. Et ce n'étaient pas ses regards noirs qui auraient mis en fuite un rôdeur ou une personne mal attentionnée. « Tu n'es même pas armée... Tu ne serais pas en mesure de te défendre. » Il détournait l'attention, changeait de sujet et à juste titre. Sa présence ici ? Qu'importe, elle venait de se mettre en danger et, par la même occasion, lui donnait un moyen de pression. Que dirait Jack, s'il apprenait cela ? Ainsi, si elle venait à le dénoncer, alors il n'aurait rien à perdre et pourrait lui parler de cela. Il la fixait donc, ses yeux clairs plongés dans ceux de la petite blonde, attendant à la fois sanction et justification.

© Hanae sur City of Pub ◄.

Bien sûr, comme il s'y attendait, son excuse ne fonctionna pas. Pire que cela, elle sembla même n'avoir aucun effet. Seul un abruti serait tombé dans le panneau, mais il préférait un mensonge fulgurant plutôt qu'une vérité difficile à avouer. Quelque chose qu'il préférait garder pour lui. Il la fixait donc, silencieux et songeur. Serait-il renvoyé pour une faute qui lui paraissait bien légère ? Après tout, il n'avait rien fait de mal. Et dans l'absolu, il n'avait mis ni chevaux, ni Hommes en danger. Quelque part, son acte avait été égoïste, certes, mais non punissable. Du moins, c'est ainsi qu'il voyait la chose. Bien sûr, rien ne se déroulerait comme prévu. Sa chance légendaire, sans aucun doute. Il l'écouta, sans mot dire, son regard se perdant dans le vague, à mesure qu'elle répondait, très mature malgré son jeune âge. Oui, elle n'était pas idiote. Non, personne ne l'avait autorisé à venir ici. Oui, il avait délibérément menti et assumait pleinement ses paroles. Il laissa ses bras retomber le long de son corps et serra distraitement les poings. Ses paroles claquaient comme un fouet sur les flancs d'un cheval récalcitrant dans un centre de dressage. Inconsciemment, il baissa légèrement le menton, accusant ses dires en silence.

Par la suite, elle chercha visiblement une manière de le punir. En bonne petite patronne qu'elle était. Bon sang, rien que cette pensée l'agaçait. Un éclair de colère passa furtivement dans son regard, laissant rapidement place à de l'appréhension. Beaucoup d'appréhension. Elle n'avait pas le droit de le virer n'est-ce pas ? Elle n'était pas légalement son employeur. Oh, non, non, elle ne pouvait pas le renvoyer ! Alors, lorsqu'elle évoqua le fait de doubler sa quantité de travail, cela éveilla plusieurs sentiments contradictoires en lui. À la fois amusé -cette punition était digne d'un lycée-, soulagé -il ne serait pas renvoyé!- et bien sûr, énervé. Il la fusilla du regard lorsque la sentence tomba. La fifille du patron. Enfin, à peu de choses près. Non, sincèrement, cette demoiselle l'exaspérait. Il était jaloux et devrait se plier à sa bonne volonté. Oh, oui, il était follement jaloux de sa situation. Gamine déjà, elle avait grandi dans cet univers qu'il avait mis des années à côtoyer. Elle avait tout ce qu'il n'avait pas, plus ou aurait voulu avoir. Son avenir était déjà tout tracé. Elle reprendrait le ranch familial et ferait une excellente directrice. Mais en attendant, il la jalousait, bêtement. « Bien, madame. » Il avait exagéré ce dernier mot, en relevant le visage. Il ne s'opposerait pas à son autorité, mais il espérait sincèrement qu'elle regretterait de l'avoir pénalisé. Qui sait, peut-être étaient-ils tous deux dehors pour les mêmes raisons, mais personne ne viendrait lui reprocher quoique ce soit, à elle. Et dans son regard, brillaient ses pensées. Un mélange de tristesse et de colère. Privilégiée. Voilà ce qu'elle était.

Roderick se tut et ce silence pesant installa entre eux une gêne et un fort malaise. Peut-être était-il de mauvaise foi mais, aveuglé par ces sentiments contradictoires qui bouillonnaient en lui, il refusait d'incliner la tête et de s'en aller sans rien ajouter. Lui qui voulait seulement trouver un peu de réconfort auprès de sa jument. C'était bien loupé. Il finit par porter son regard sur la porte de l'écurie et, reprit, glacial. « La porte de l'écurie est défectueuse. N'importe quel... indésirable pourrait aller et venir comme bon lui semble. Il faudra la réparer. »  Nouveau silence. Le rôle de nuisible lui seyait si bien. Il reporta son attention sur elle. « Je peux m'en occuper immédiatement, si vous voulez. » Le vouvoiement. Au moins, elle aurait le plaisir de voir sa domination assouvie. Et le regard qu'il lui lança semblait lui demander si le rôle de patronne lui plaisait. « Je n'ai pas l'intention de retourner en ville pour me coucher. Et, de toute façon, si ma charge de travail doit augmenter, autant que mes horaires soient plus... flexibles. » Il plongea son regard froid dans le sien, attendant ses ordres, comme le bon petit employé qu'il était.

© Hanae sur City of Pub ◄.